Chine - La vérité derrière la muraille
XiaoZhu : condamnée à
choisir son suicide
Tout a commencé en septembre 2024, lorsqu’une amie, que nous appellerons XiaoZhu, m’a proposé de faire intervenir sa petite sœur, employée du gouvernement, pour m’obtenir un visa de dix ans. Cette proposition n’est pas essentielle pour moi, car je n’ai aucun problème à renouveler mon visa annuellement ; disons que cela me facilitera la vie. Mais ce que je ne savais pas encore, c’est que cette simple offre allait me plonger dans une histoire où ceux qui détiennent le pouvoir dévoilent leur véritable visage : une corruption qui dépasse le matériel pour s’insinuer dans les relations humaines, au point de pousser XiaoZhu dans une misère émotionnelle extrême.
XiaoZhu et moi nous connaissons depuis onze ans, mais nos rencontres restent rares, car elle habite dans le Gansu, à deux heures d’avion de Shanghai. À 49 ans, XiaoZhu est une femme issue de la campagne, avec des valeurs morales solides. Quant à sa petite sœur, HuaiDan, je ne l’ai jamais rencontrée, bien qu’elle vive à Shanghai. J’ai toujours évité de la croiser, car, d’après les photos que XiaoZhu partage sur WeChat, elle semble incarner une superficialité que je préfère tenir à distance.
Les infamies commencent
Je décide de jouer le jeu. XiaoZhu me demande de lui fournir une copie de mon passeport ainsi qu’une copie de la “business licence” (l’équivalent de notre K-Bis) de mon entreprise. Rien de confidentiel. Je transmets les documents et, comme toujours, je mets en copie mon assistante. Mon assistante est ma personne de confiance en Chine. Je ne fais rien sans la tenir informée au préalable, car dans ce pays où les lois peuvent être interprétées de mille façons, la moindre erreur peut entraîner des conséquences dramatiques.
Deux jours plus tard, un message WeChat de XiaoZhu arrive… mais il n’est pas pour moi. Il est destiné à mon assistante. Et le contenu a de quoi surprendre : XiaoZhu lui explique que, selon HuaiDan, qui travaille au palais de justice, son ami le procureur affirme que je suis un homme “non recommandable”. Les accusations sont lourdes : j’aurais fait de la prison, je serais un espion, et j’aurais des dettes envers le Bureau des Taxes. Rien que ça !
Mais ce n’est pas tout. XiaoZhu ajoute que, compte tenu de ce “mauvais profil”, il serait indispensable que je donne une grosse “enveloppe rouge” — un euphémisme pour désigner un pot-de-vin — à sa sœur et à son ami le procureur pour que mon dossier de visa soit accepté.
Comme si cela ne suffisait pas, le procureur exige également que j’embauche une personne de sa connaissance. Évidemment, il ne s’agit pas d’un simple coup de pouce pour un chercheur d’emploi, mais bien d’une tentative flagrante de placer un individu dans mon entreprise. Et pour cause : nous évoluons dans le secteur des technologies informatiques et télécoms… Une tentative d’espionnage que j’ai déjà vécue, comme je le raconte dans mon livre au chapitre « L’œil du dragon ».
Présever l’harmonie
XiaoZhu n’a pas pu m’en parler directement, car nous sommes en terrain glissant : la corruption. En Chine, les étrangers doivent rester à l’écart de ces malversations, toujours bien présentes, malgré les efforts affichés du gouvernement central pour les éradiquer.
Bien entendu, ma fidèle assistante me transmet le message, un sourire en coin. “Laisse tomber,” me dit-elle avec un mélange d’amusement et de sérieux, “ces gens sont profondément corrompus.” Elle répond à XiaoZhu que toutes ces accusations sont tout simplement ridicules, que je suis une personne irréprochable, hyper honnête, et qu’il est absolument absurde de prétendre que j’aurais été condamné pour quoi que ce soit. Elle ajoute que, bien entendu, je m’acquitte scrupuleusement de toutes mes obligations fiscales et sociales, aussi bien à titre personnel qu’au nom de mon entreprise.
Pour éviter tout problème dans les relations entre nous trois — un équilibre fragile mais essentiel, surtout dans un contexte culturel où l’harmonie sociale est une valeur primordiale en Chine — mon assistante me demande expressément de ne jamais révéler à XiaoZhu le contenu de leurs échanges. Je comprends parfaitement cette précaution.
Mi-octobre, j’arrive à Shanghai pour une visite de cinq semaines. XiaoZhu est également en ville, et nous nous retrouvons parfois autour d’un café ou d’un dîner. Lors d’une de ces rencontres, j’en profite pour lui dire que je ne souhaite pas poursuivre les démarches pour ce visa de dix ans. Elle me demande pourquoi. Je lui réponds de manière détournée, comme il est souvent nécessaire de le faire en Chine lorsqu’il s’agit d’éviter un conflit ou de formuler une critique. Ne jamais être direct, comme on le ferait en Occident. Je lui explique que j’ai déjà eu à faire face à plusieurs affaires de corruption en Chine, y compris des demandes d’embauche visant à espionner mon entreprise. Tout cela me rend méfiant, et dans ces conditions, je préfère abandonner cette idée de visa.
Ma réponse a le mérite d’être claire, bien que non frontale. L’harmonie entre nous trois est ainsi préservée. Cela dit, XiaoZhu n’est pas dupe ; elle se doute bien que mon assistante m’a transmis leurs échanges, mais elle n’en dit rien, soucieuse également de préserver notre harmonie.
Elle en profite tout de même pour me demander quelles histoires de corruption j’ai vécues. Je choisis de lui en raconter une seule, celle que j’évoque dans mon ouvrage au chapitre intitulé “Le bal des pompiers”. À ma grande surprise, elle n’est pas étonnée. Elle sourit et me répond calmement : “Oui, les pompiers de Shanghai sont effectivement des champions dans ce domaine.”
La reine des enveloppes rouges
Fin octobre, HuaiDan informe XiaoZhu qu’elle vient de recevoir une nouvelle grosse enveloppe rouge. Pour célébrer, elle propose de l’inviter à dîner en compagnie d’un homme avec qui elle fait des affaires. XiaoZhu me demande de l’accompagner. Après quelques hésitations, j’accepte finalement l’invitation, intrigué par cette fameuse petite sœur qui récupère régulièrement des flots d’argent douteux.
Chaque semaine, HuaiDan dilapide ce sale fric dans les plus beaux restaurants et bars de Shanghai, tout cela pour préserver sa face. Pour ceux qui l’ignorent, la justice à Shanghai est gangrénée par des pratiques douteuses. Lorsqu’un procès oppose deux parties, tout le monde sait que celle qui verse le plus d’argent au juge remporte l’affaire. Ce n’est un secret pour personne. De même, lorsqu’une personne est en litige avec une administration, plus l’enveloppe rouge est épaisse, plus petite sera la condamnation.
Lorsque XiaoZhu quitte sa campagne pour venir à Shanghai, de temps en temps HuaiDan l’invite à dîner. Après le repas, elle lui demande souvent de l’accompagner faire du shopping. Là encore, elle n’a aucune limite. À chaque sortie, elle dépense entre 1 000 et 2 000 euros pour un ou deux vêtements de grandes marques. Mais malgré son train de vie extravagant, HuaiDan reste particulièrement radine : pas une seule fois elle n’achète quoi que ce soit pour XiaoZhu, sa grande sœur, qui n’a même pas les moyens de se payer une paire de chaussures à 50 euros.
De la chair fraîche au menu
Avant d’arriver au restaurant, je demande à XiaoZhu qui est l’homme qui accompagne sa sœur. Elle me répond qu’il s’agit de son ami procureur. Oui, vous avez bien deviné : celui-là même qui semblait vouloir tant “mon bien”…
Le restaurant choisi par HuaiDan est un établissement haut de gamme, niché dans l’ex-concession française, sur Hunan Road. Installé dans une ancienne bâtisse des années 1920, il est entouré d’un grand jardin parfaitement entretenu. L’intérieur respire le raffinement : des boiseries élégantes, des sols en marqueterie de chêne, et des murs ornés de superbes tableaux.
Nous sommes installés dans un salon privé, autour d’une grande table ronde impeccablement dressée avec des couverts dignes des meilleures maisons. Je me retrouve en face de HuaiDan, tandis que XiaoZhu est assise face au procureur.
Après quelques échanges de banalités, le dîner commence. À ma grande surprise, le procureur se met immédiatement à faire du rentre-dedans à XiaoZhu. Trop naïve, en fille de la campagne qu’elle est, elle semble totalement inconsciente de ses intentions, pourtant flagrantes. Sans se poser de questions, elle entre dans son jeu, et leur conversation devient de plus en plus joviale. Est-ce l’effet de cette piquette de cabernet sauvignon chinois ? Certes, la bouteille en verre épais semble conçue pour impressionner, et l’étiquette, d’un doré ostentatoire, ajoute une touche de prétention ridicule. Mon dieu, les apparences… De mon côté, je m’ennuie profondément. HuaiDan, quant à elle, m’adresse des sourires insistants dont je ne saisis pas vraiment le sens et qui me mettent mal à l’aise.
Le dîner terminé, HuaiDan rentre en voiture, le procureur prend un taxi, et XiaoZhu et moi décidons de marcher un peu pour discuter. En chemin, elle me demande comment j’ai trouvé le dîner et, surtout, ce que je pense du procureur. Pour faire court, je lui réponds que je me suis royalement ennuyé et que, franchement, elle aurait mieux fait de dîner seule avec lui, en tête à tête, puisqu’il semblait y avoir une si bonne entente entre eux. XiaoZhu me regarde, visiblement surprise, et me répond que je n’ai rien compris. Selon elle, il ne s’agissait que d’une simple discussion amicale. “Le procureur sait très bien que je suis une femme sérieuse,” ajoute-t-elle avec assurance. Puis, après une pause, elle continue, presque avec tristesse : “Je suis vieille… À 49 ans, aucun homme riche ou puissant ne s’intéresserait à moi. Ces hommes préfèrent les femmes jeunes et belles.” En général ce n’est pas faux, mais sa résignation est difficile à entendre.
Je la regarde et, sans détour, je lui réponds que c’est elle qui n’a rien compris. Je lui explique qu’elle est très attirante pour le procureur, et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’elle est naturellement charmante. Contrairement à sa petite sœur, constamment recouverte de maquillage, habillée de vêtements de luxe, perchée sur des talons hors de prix et exhibant des sacs Chanel, XiaoZhu dégage une simplicité et une authenticité rares à Shanghai. Ensuite, parce qu’elle est naïve : elle ne comprend rien au business dans cette ville, un univers où règnent uniquement l’argent et le sexe. Cette combinaison de charme et d’innocence est introuvable à Shanghai. Elle représente, aux yeux du procureur, une véritable “chair fraîche”, bien plus intéressante que les jeunes poupées sophistiquées qui peuplent la ville et sont en quête permanente de riches mâles. Enfin, je lui fais remarquer que ses sourires, sa jovialité, et l’enthousiasme évident qu’elle a montré en discutant avec lui ont dû convaincre le procureur que la porte était grande ouverte.
Pour conclure, je lui dis, presque avec un soupir : “Tu es trop naïve. En tant que femme sérieuse, tu aurais dû garder tes distances avec cet homme. Crois-moi, il ne va pas tarder à te demander de le revoir.” Mais elle n’y croit pas. Elle secoue doucement la tête, persuadée qu’il ne s’agissait que d’une simple conversation amicale, sans arrière-pensées.
Je ne m’étais pas trompé ! Le lendemain, vers dix heures, XiaoZhu et moi nous retrouvons pour prendre un café. Au cours de la conversation, elle me confie que sa sœur vient de lui envoyer un message WeChat : « le procureur te trouve très mignonne ».
Mais ce n’est pas tout. Aux alentours de midi, XiaoZhu reçoit un deuxième message de HuaiDan, cette fois beaucoup plus explicite : « le procureur souhaiterait t’inviter à passer un week-end dans un endroit charmant, perché en haut d’une montagne ».
À ce stade, XiaoZhu commence enfin à comprendre. Elle me regarde, intriguée, et me demande comment j’ai pu prévoir une telle situation. “Tu es vraiment intelligent,” ajoute-t-elle, presque admirative. Je lui réponds, un brin amusé : “Il n’y a pas besoin d’être intelligent pour voir ça venir, arrête d’être si naïve.”
Bien évidemment, XiaoZhu fait part à sa sœur de son refus d’accepter l’invitation du procureur. Mais HuaiDan, tenace, insiste. Elle veut absolument que XiaoZhu parte en week-end avec lui. Une conversation téléphonique interminable s’ensuit. Mais XiaoZhu, ayant enfin saisi les intentions sous-jacentes, ne cède pas. Leur discussion se termine dans une atmosphère tendue et désagréable.
Déconcertée, XiaoZhu se tourne vers moi et m’avoue qu’elle ne comprend pas l’insistance de sa sœur. Je soupire. “Il faut vraiment tout te dire pour que tu comprennes…”, lui dis-je avant de lui expliquer ce qui est en jeu. Je lui fais comprendre que HuaiDan l’utilise lors de ces dîners comme un véritable “cadeau” pour les hommes corrompus avec qui elle partage ces fameuses enveloppes rouges. Mais XiaoZhu est bien plus qu’un simple présent. Je suis plus explicite : “En plus de ton charme et de ta naïveté naturelles, tu es bien plus intelligente que ta sœur. Ta culture littéraire, ta simplicité et ton authenticité te rendent infiniment plus attractive à leurs yeux. Et, pour HuaiDan, cela renforce sa face : elle est fière de pouvoir montrer une grande sœur aussi admirable.” Contrairement à HuaiDan, XiaoZhu ne perd pas son temps à regarder les absurdités qui inondent les réseaux sociaux. Elle est une passionnée de lecture. Son livre de chevet actuel ? La vie de Nelson Mandela.
J’ose aller plus loin dans mes explications. Je lui dis clairement que si elle accepte les avances du procureur, les fameuses enveloppes rouges que sa petite sœur reçoit deviendront encore plus grosses. XiaoZhu reste bouche bée, littéralement stupéfaite. Elle peine à croire que sa propre sœur serait prête à la “vendre” à cet homme pour de l’argent. “Ce n’est pas possible,” me dit-elle, presque indignée. “Si j’ai un petit ami, ma sœur appellera immédiatement ma famille, et ils me jetteront hors de chez eux.” Je hoche la tête et réponds calmement : “Tu as raison, mais ça dépend. Si ce petit ami est une bonne relation pour ta sœur, alors elle ne dira rien. Au contraire, elle sera ravie, parce que ce sera parfait pour ses affaires.”
Le summum de l’ignominie
XiaoZhu souhaite que l’on se revoie dès le lendemain matin, 7 novembre, et j’accepte. Le rendez-vous est fixé dans un joli parc de Shanghai, non loin de Xin Tian Di.
Dès le début de notre conversation, XiaoZhu entre directement dans le vif du sujet. Elle m’avoue un secret concernant sa petite sœur. “Ma sœur a divorcé il y a quatre ans,” commence-t-elle, “parce que son mari ne gagnait pas assez d’argent pour satisfaire ses envies de luxe.” Elle marque une pause, puis son ton devient plus grave : “Maintenant, elle est devenue la maîtresse d’un homme dont le profil serait inconcevable pour vous, les étrangers.” Intrigué, je l’écoute attentivement. XiaoZhu continue : “Cet homme est marié et a une fille avec son épouse. Il a aussi une maîtresse, qu’on appelle ici sa ‘deuxième femme’, avec qui il a eu deux enfants. Et maintenant, il a ma petite sœur comme ‘troisième femme’.”
Ce type est exactement comme celui avec lequel j’ai dîné il y a une douzaine d’années, lors de la Fête de la Lune, et dont je parle dans mon livre, au chapitre ‘Un dîner au clair de lune’. Il avait qualifié la dame qui l’accompagnait de ‘troisième femme’ sans que celle-ci bouge un sourcil.
Les bras m’en tombent. “Mais… comment est-ce possible ?” lui demandé-je, sidéré. XiaoZhu soupire et m’explique : « Ma sœur est très satisfaite de cette situation, car cet homme lui donne chaque mois 50 000 RMB », soit plus de 6 500 euros aujourd’hui !
Je reste abasourdi. “Ta sœur est vraiment lamentable,” dis-je enfin. “Tout est bon pour elle tant que ça rapporte de l’argent. Elle n’a même aucun respect pour elle-même.”
XiaoZhu, quant à elle, secoue la tête avec un mélange de tristesse et d’incompréhension. « Je ne comprendrai jamais ce genre de comportement, » dit-elle. « Pour moi, c’est impensable de vivre ainsi, à vendre son corps et ses valeurs pour de l’argent. »
Je demande alors à XiaoZhu quel est le travail de sa sœur et de son amant au tribunal. Elle m’avoue qu’elle ne le sait pas précisément. Je la crois sans difficulté, car en Chine, les membres du gouvernement impliqués dans la corruption veillent à ne jamais divulguer leur nom, leur fonction, leur numéro de téléphone ou même leur identifiant WeChat. Cela dit, concernant l’amant, je suis presque certain qu’il s’agit d’un juge. Entretenir trois femmes et trois enfants, avec une allocation mensuelle de 6 500 euros par femme, nécessite des ressources considérables. Un tel niveau de revenus illégitimes est réservé aux juges, les principaux bénéficiaires des plus grosses enveloppes rouges.
Nous discutons pendant deux heures, passant en revue les comportements et motivations de sa sœur. À la fin de notre échange, XiaoZhu est convaincue : sa sœur n’aurait aucun scrupule à la “négocier” avec le procureur, pourvu que cela rapporte un bon prix.
Il est déjà midi lorsque nous décidons d’aller déjeuner dans un centre commercial tout proche. Alors que nous marchons, XiaoZhu reçoit un appel de HuaiDan. Au bout du fil, sa sœur lui annonce que son amant vient d’arriver à Shanghai et qu’il insiste pour que XiaoZhu vienne dormir quelques nuits chez elle. “Il veut qu’on passe quelques soirées à jouer ensemble,” ajoute-t-elle, comme si c’était la chose la plus naturelle au monde. Puis, avec un culot incroyable, HuaiDan poursuit : “Il t’aime beaucoup, tu sais.”
XiaoZhu, figée, comprend soudain qu’elle n’est qu’un jouet. Après le procureur, c’est maintenant l’amant de sa sœur qui aimerait bien ajouter cette “chair fraîche” à sa collection. Complètement effondrée, elle répond d’un ton calme qu’elle est occupée et qu’elle ne peut pas venir.
S’ensuit une discussion interminable, durant laquelle HuaiDan insiste lourdement, multipliant les arguments et les tentatives de persuasion. Mais XiaoZhu, malgré son désarroi, résiste aux assauts verbaux de sa sœur, refusant catégoriquement de céder.
Le déjeuner se passe bien. XiaoZhu, souriante et en confiance, ne cesse de me remercier de l’aider à ouvrir les yeux. Elle comprend enfin quel personnage est sa petite sœur. “il est certain que pour avoir un tel amant, il faut vraiment n’avoir aucun sentiment, aucun scrupule,” me confie-t-elle avec une certaine amertume.
Pour me remercier et continuer nos discussions, elle me propose de passer quelques jours chez elle, dans la province du Gansu, au centre de la Chine. Je ne suis pas très enthousiaste, car je ne sais pas comment son mari et son fils de 18 ans vont me percevoir. “Ce n’est pas un problème,” me rassure-t-elle. “Tout le monde sait que je suis irréprochable, donc personne n’aura de mauvaises pensées.”
Mais je ne suis pas totalement convaincu. Elle m’a déjà parlé de son mari, un personnage odieux qui ne vaut pas mieux que le procureur ou le juge. L’idée de le rencontrer ne me réjouit pas du tout.
Un mari indigne
XiaoZhu a rencontré son mari dans sa ville natale, alors qu’elle avait une vingtaine d’années. À cette époque, un autre jeune homme était également fou amoureux d’elle, peut-être même plus que son futur mari. Tous les trois partageaient parfois des dîners ensemble, et XiaoZhu se retrouvait face à un choix : son futur mari, issu d’une famille très pauvre, ou cet autre garçon, venant d’une famille très riche. N’écoutant que son cœur, elle a choisi le pauvre, sans se douter qu’elle commettait peut-être la plus grosse erreur de sa vie.
XiaoZhu rêvait d’étudier la littérature, et le deuxième garçon, également passionné par ce domaine, lui a proposé de l’accompagner dans la province du Sichuan pour intégrer une université littéraire. Ils ont passé six ans ensemble à Chengdu, vivant sous le même toit, chez les parents du garçon. Chacun avait sa propre chambre, bien entendu. XiaoZhu savait que ce garçon était éperdument amoureux d’elle. Pourtant, ils n’ont jamais couché ensemble, ne se sont jamais embrassés, ni même pris dans les bras. Pour lui, ce n’était pas facile, mais il respectait les limites fixées par XiaoZhu, par amour et par dignité.
Juste avant ses trente ans, XiaoZhu retourne dans sa ville natale pour épouser le garçon pauvre. Rapidement, ils ont un fils, qui a aujourd’hui 18 ans. Son mari, plein d’ambition, rêvait de se lancer dans les affaires, mais il n’avait pas un sou, et ses parents non plus. Ce sont donc les parents de XiaoZhu qui ont financé son business. Je vous expliquerai plus tard en quoi il consistait… disons simplement que ses affaires étaient douteuses. Après la naissance de leur enfant, comme cela arrive malheureusement souvent en Chine, son mari commence à négliger XiaoZhu, ne prenant plus soin d’elle. Il ne lui donne pas d’argent, ou alors seulement de quoi acheter à manger. Lors des fréquentes disputes, il va même jusqu’à la frapper, lâchant cette phrase glaçante : “Si tu n’es pas contente, prends la porte. Il y a plein d’autres femmes qui attendent ta place.”
Depuis plusieurs années, son mari entretient une maîtresse. Il rentre en fin d’après-midi pour dîner, avant de repartir passer la nuit chez elle. Et si le repas ne lui convient pas, il engueule XiaoZhu, toujours accompagné de la même menace : “Fais attention, d’autres femmes sont prêtes à te remplacer.” Le matin, il repasse brièvement à la maison, uniquement pour déposer son linge sale, qu’il attend de voir lavé par XiaoZhu.
XiaoZhu a divorcé de son mari à deux reprises. Mais, se retrouvant à la rue, sans ressources, et avec des parents de plus de 80 ans sans le moindre sou, elle a fini par se remarier avec lui… deux fois. En clair, son mari est satisfait de la situation : il a une femme de ménage — ou plutôt une esclave — à moindre coût. Une esclave sans vie privée : il s’arroge le droit de fouiller dans son téléphone à tout moment. Et si XiaoZhu ose se rebeller, il la menace de la mettre à la porte.
Ils font chambre à part, mais deux fois par an, XiaoZhu est contrainte de “passer à la casserole”, comme elle le dit. Notamment pendant le Nouvel An Chinois. Pourquoi à cette date ? Elle ne sait pas me répondre. Peut-être une histoire de tradition, ou de superstition. Cela se fait vite, sans même enlever les vêtements. Juste le strict nécessaire, et ça ne dure pas plus de trois minutes. Sans vouloir m’attarder sur ce sujet, XiaoZhu fait partie de ces nombreuses épouses chinoises qui n’ont jamais connu le plaisir. Triste, mais malheureusement peu surprenant.
J’accepte finalement son invitation, et nous prévoyons de partir le 13 novembre. Je resterai trois jours avant de revenir seul à Shanghai.
Je me permets une parenthèse ici, car ce qui suit est tout aussi glaçant que ce qui a été évoqué précédemment. Certains pourraient croire que j’ai inventé ce récit, mais ce n’est pas le cas. Je dispose de nombreuses photos et de captures d’écran de mes échanges WeChat avec XiaoZhu, ainsi que de conversations entre XiaoZhu et sa petite sœur, preuves vérifiables.
Les barreaux de la corruption
Cinq jours avant notre départ pour le Gansu, XiaoZhu reçoit un appel téléphonique, et je vois son visage se décomposer. Une fois l’appel terminé, je lui demande ce qu’il se passe. Après un moment de silence, elle finit par m’avouer que la banque réclame 70 000 RMB, soit un peu plus de 9 000 euros. Cette somme doit être remboursée en sept mensualités de 10 000 RMB. Si elle n’est pas payée, la banque saisira la maison.
Ce n’est pas une somme insurmontable, alors je lui demande pourquoi son mari ne s’en occupe pas. XiaoZhu, visiblement gênée, m’explique qu’il est en prison pour quinze jours, sans possibilité de communiquer avec l’extérieur. Mais, ajoute-t-elle, il devrait sortir le 13 novembre.
Chaque jour est plus fou que le précédent. Depuis une quinzaine de jours, j’ai l’impression de vivre dans un film !
Intrigué, je pousse un peu plus loin : “Pourquoi est-il en prison ?” XiaoZhu hésite, mais finit par me confier que c’est lié à ses affaires. “Quelles affaires ?” insisté-je.
À ce stade, je ressens le besoin de comprendre clairement la situation, je veux savoir où je vais mettre les pieds la semaine prochaine. XiaoZhu ne semble pas tout savoir, mais elle me donne quelques détails. Son mari participe à des enchères organisées par le gouvernement, lorsque celui-ci met des appartements en vente. Il triche pendant les enchères et partage ensuite les bénéfices avec des membres du gouvernement impliqués. Le problème ? Certains acheteurs, floués par ces pratiques, portent plainte. Et ce n’est pas la première fois : c’est déjà la troisième fois que son mari se fait attraper et condamner à de la prison. Cette fois-ci, il risquait une peine de 12 à 18 mois. Mais, grâce à des enveloppes rouges généreusement distribuées avant le procès, il a été convenu qu’il n’écoperait que de 15 jours. XiaoZhu ajoute que ces enveloppes ont coûté une fortune à son mari. Il s’est littéralement fait saigner, au point qu’il ne lui reste plus un sou pour régler quoi que ce soit. Décidément, juges, procureurs, et petites sœurs corrompues semblent suivre les mêmes règles partout dans ce pays.
Cette somme n’étant pas énorme, je la pousse à demander de l’aide à HuaiDan. Après tout, 70 000 RMB, c’est ce qu’elle dépense en seulement trois soirées. XiaoZhu connaît d’avance la réponse, mais, n’ayant pas d’autre solution, elle se résigne à lui envoyer un message sur WeChat.
La réponse ne tarde pas : “Désolée, je n’ai pas d’argent.”
XiaoZhu comprend alors, avec une amertume déchirante, les véritables intentions de sa sœur. Elle veut qu’elle sombre totalement, qu’elle se retrouve à la rue, sans aucune issue. Dans cet état de désespoir absolu, XiaoZhu n’aurait d’autre choix que de se soumettre à l’un de ces hommes corrompus qui la convoitent, un “cadeau” parfait pour renforcer les affaires de sa sœur.
Tout ce qui brille a un coût
Le 13 novembre, nous atterrissons en fin de matinée et prenons un taxi pour nous rendre chez XiaoZhu. Durant le trajet, elle insiste pour que je dorme chez eux, mais je ne suis pas très à l’aise avec cette idée. J’apprécie mon indépendance. Finalement, j’accepte, mais uniquement pour une nuit. Je lui fais savoir que, pour les deux nuits suivantes, je préfèrerai séjourner à l’hôtel.
Le taxi nous dépose devant une grande maison mitoyenne de cinq étages, imposante et bien entretenue. Devant, je remarque deux belles voitures et ne peux m’empêcher de demander à qui elles appartiennent. XiaoZhu me répond : “Le Land Rover Discovery est à mon mari, et la BMW 320, c’est la mienne.”
Son mari, tout comme sa petite sœur HuaiDan, est obsédé par ce que l’on appelle la Face. Il y a dix ans, il a offert à XiaoZhu une BMW 320 neuve. Pour lui, ces deux voitures étaient indispensables pour ses affaires. “Les gens penseront que mes affaires se portent bien, et je gagnerai encore plus de respect,” lui avait-il expliqué. Mais XiaoZhu n’en voulait pas. Elle redoutait que cette voiture, bien trop voyante, ne suscite la jalousie de ses amis aux moyens modestes. Son mari, cependant, n’en avait cure. Pour lui, la Face passait avant tout.
De mon côté, je ne peux m’empêcher de penser qu’avec une telle maison et deux voitures de ce standing, il faut des rentrées d’argent conséquentes pour maintenir un tel train de vie. Et qu’au moindre pépin, c’est la catastrophe assurée.
La maison fait partie d’un lotissement où toutes les habitations sont identiques : de grandes maisons de cinq étages, accolées les unes aux autres. À l’intérieur, la maison est richement décorée : du marbre partout, aussi bien aux murs qu’aux sols. Au rez-de-chaussée et au premier étage, un système de chauffage au sol apporte une chaleur confortable en hiver, mais XiaoZhu me confie que cela fait exploser les factures d’électricité.
Cependant, je n’apprécie pas le mobilier. Comme souvent en Chine, il est tape-à-l’œil, manquant totalement de sobriété. Je prends le temps de visiter chaque étage, bien que seuls le rez-de-chaussée et le premier étage soient réellement aménagés.
Nous montons jusqu’au cinquième étage, où se trouve une belle terrasse offrant une vue dégagée.
XiaoZhu s’approche du bord, tandis que je reste prudemment en arrière. C’est alors qu’elle me confie, d’une voix grave, qu’elle a souvent envisagé de mettre fin à ses jours ici, sur cette terrasse, pour échapper à sa vie lamentable. Que répondre face à une telle déclaration ? Je me sens démuni, incapable de trouver les mots justes. Finalement, je me contente de banalités : “Ne fais pas ça, beaucoup de gens t’apprécient…”
Nous redescendons. Arrivés au premier, XiaoZhu décide de faire un arrêt pour préparer mon lit. C’est son lit, celui qui était autrefois conjugal. “Cela fait plusieurs semaines que je ne suis pas venue ici,” dit-elle. “Je vais changer les draps.” Je propose de l’aider. Mais au moment où elle ouvre le lit, elle se fige. Ce qu’elle découvre ne laisse aucun doute : des traces explicites... Elle s’effondre en larmes, “comment peut-il oser ?” murmure-t-elle, dévastée. “Dans mon lit… Et il n’a même pas pris la peine de changer les draps.”
Je tente maladroitement de la réconforter : “Tu savais déjà qu’il avait une maîtresse, ce n'est pas nouveau…” Mais elle secoue la tête. Ce n’est pas l’infidélité qui la blesse. Ce lit, son lit, a été souillé. Pire encore, c’est à elle, maintenant, de laver ces draps, comme si son mari ne respectait même plus sa dignité.
Chacun pour soi
Mon séjour commence bien. XiaoZhu me fait visiter les environs, me montrant des lieux qui ont une signification particulière pour elle. En retour, je leur prépare, à elle et à son fils, des salades pour le dîner. Les Chinois adorent les salades, mais n’en préparent jamais eux-mêmes. Ils ont une véritable crainte des aliments crus, ce qui est compréhensible : les règles d’hygiène en Chine sont très éloignées des nôtres. Il suffit de se promener dans un marché pour s’en rendre compte.
Le 16 novembre, toujours aucune nouvelle des autorités concernant la libération de son mari. Inquiète, XiaoZhu décide d’appeler un ami de son mari, un complice dans leurs affaires douteuses, pour lui demander quand il sera enfin libéré. L’ami, visiblement mal informé, lui répond qu’il n’en sait rien mais qu’il va essayer de se renseigner. Une réponse vague, qui ne fait qu’ajouter à l’anxiété de XiaoZhu.
Le matin du 16 novembre, l’attente se prolonge. Toujours pas de nouvelles, toujours pas de mari. XiaoZhu, de plus en plus inquiète, décide avec l’ami en question de se rendre directement au pénitencier pour obtenir des réponses. Elle me demande de les accompagner. Je refuse catégoriquement. « Pas question que j’aille dans un pénitencier, » lui dis-je. « D’abord, parce que les autorités pourraient très bien penser que je suis de mèche avec ton mari. Ensuite, parce que je suis étranger, et à ce titre, je représente pour eux une opportunité de se faire de l’argent, en inventant n’importe quel prétexte. » Et enfin, mais ça, je ne le lui dis pas : ce ne sont pas mes oignons.
Comme je décolle ce soir pour Shanghai, XiaoZhu décide de reporter sa visite au pénitencier au lendemain pour pouvoir passer la journée avec moi. Le matin du 17, accompagnée de l’ami de son mari, elle se rend enfin au pénitencier. À 16 heures, n’ayant toujours pas de nouvelles, je lui envoie un message pour savoir comment s’est passée leur visite. XiaoZhu me répond de manière évasive qu’elle ne veut pas me déranger avec ses histoires. Je ne lâche pas et insiste pour en savoir plus. Finalement, elle finit par m’expliquer que, pour faire sortir son mari, il faut payer une caution de 13 000 RMB, soit environ 1 700 euros. Dès que la caution sera réglée, il pourra être libéré immédiatement.
Intrigué, je lui demande pourquoi l’ami de son mari, celui avec qui il est en affaires, n’a pas réglé cette somme. Elle me répond simplement : “Lui aussi n’a pas d’argent.”
Quel drôle de pays… Ici, c’est vraiment chacun pour soi. Dès qu’il s’agit d’argent, les liens familiaux et amicaux semblent disparaître comme par magie.
Choisir l’insupportable
Aujourd’hui, 18 novembre, XiaoZhu et moi avons eu un appel vidéo. Bien évidemment, elle est effondrée et terriblement inquiète. Elle m’explique que si son mari ne sort pas rapidement de prison, la situation deviendra critique. Sans rentrée d’argent, la banque procédera à la saisie de la maison et des deux voitures. Elle se retrouvera alors à la rue avec son fils.
XiaoZhu est une amie précieuse pour moi, mais mon implication se limite à celle d’un témoin qui souhaite simplement l’aider à sortir de cette situation désespérée. Je tente de lui proposer une solution : vendre immédiatement les deux voitures dans un garage pour obtenir les 13 000 RMB nécessaires à la libération de son mari. “Il restera même suffisamment d’argent,” lui dis-je, “pour acheter une petite voiture d’occasion, de marque chinoise. Ensuite, une fois qu’il sera dehors, vous pourriez mettre en vente la maison et acheter un petit appartement. Et pourquoi ne pas chercher tous les deux un travail honnête ? Parce qu’il me semble impossible de reprendre son business d’enchères trafiquées.”
Elle m’écoute attentivement, mais son expression reste sombre. Finalement, elle répond, découragée : “Je ne peux rien vendre, tout est au nom de mon mari. Et la maison… elle n’a même pas de permis de construire. Elle ne vaut donc pas grand-chose.”
Si je m’attendais à ça… J’ai l’impression de vivre dans un mauvais film, mais au scénario étonnamment bien ficelé. “Mais comment avez-vous pu construire une maison sans permis ?” lui demandé-je, incrédule. Elle hausse les épaules, visiblement épuisée. “Je ne sais pas, tout est entre les mains de mon mari, il ne partage jamais rien.”
Pour finir, aujourd'hui XiaoZhu se retrouve face à l'impensable : choisir entre un suicide moral, en se résignant à devenir l'objet d'hommes corrompus et puissants, ou un suicide physique, en montant sur cette terrasse au cinquième étage.